10
Crispé par la fureur, le pharaon Ay était assis à sa table de travail débarrassée des nombreux rapports qui l’encombraient d’ordinaire ; seul restait un document, sur lequel il appuyait ses deux poings serrés. Derrière lui, discret comme à son habitude, Kenna gardait la tête courbée sur ses tablettes. Huy, qui se tenait debout en face du roi, fut frappé de voir combien le Scribe Royal s’était voûté. Le processus avait été si graduel qu’il ne l’avait pas remarqué.
Mais il fallait bien répondre à la question du roi.
« Je ne m’explique pas sa réaction, avoua piteusement Huy.
— Penser… penser que cela ait pu arriver… »
La rage empêchait Ay d’articuler. Huy ne l’avait jamais vu dans un tel état.
« … Un second meurtre dans mon harem ! Comment puis-je instaurer la loi et l’ordre sur la Terre Noire quand la violence sévit dans mon propre palais ? Le châtiment de Chaemhet sera exemplaire ! Cela, j’en réponds !
— S’il s’avère qu’il a commis ce crime…
— S’il s’avère ? Comment cela, « s’il s’avère » ? Oses-tu suggérer qu’un doute subsisterait ?
— Eh bien, à dire vrai…
— Silence ! tempêta Ay, abattant son poing sur la table. J’ai accordé ma confiance à cet homme, je l’ai élevé à de hautes distinctions, je l’ai placé à la tête de ma Deuxième Maison ! C’est lui qui veillait sur mon épouse ! »
Au son de sa voix, Huy comprit que pour Ay, Ankhsi était devenue le membre le plus important de la famille royale, malgré la stérilité de leur union.
« Et c’est ainsi que je me vois récompensé de mes largesses ? Sans parler des rapports qu’il a pu entretenir avec ma concubine ! Mais à cela, du moins, point n’est besoin de faire allusion », ajouta-t-il d’un ton d’avertissement.
Tout le monde se douterait que Chaemhet et Teyé avaient eu une liaison ; Ay était trop réaliste pour l’ignorer, mais il comptait bien laver son honneur par la plus cruelle des punitions. En prenant la fuite, Chaemhet avait dissipé tous les doutes qui auraient pu jouer en sa faveur. Huy ne s’en étonnait guère, vu l’effectif imposant de Mézai envoyé pour l’arrêter et la rumeur sur le sort fatal qui l’attendait, déjà sur toutes les lèvres quelques heures à peine après la découverte du second meurtre.
« Tout ce que je te demande, reprit Ay, c’est s’il a également assassiné Géoua. Les liens me semblent évidents. Je suis surpris que tu n’aies pas déterré cette sordide petite affaire pendant ton enquête sur la mort du nain. Pas besoin de coucher cela par écrit ! grogna-t-il par-dessus son épaule à l’intention de Kenna. Vraiment, Huy, tu m’as amèrement déçu. Peut-être n’es-tu pas aussi indispensable que je l’imaginais.
— Je ne suis pas absolument sûr que Chaemhet ait tué Géoua.
— Pas question de rouvrir le dossier ! Géoua n’avait aucune importance. Il est grand temps d’en finir avec cette histoire.
— Il semble que ce soit le cas.
— Ah oui ? Tu n’y es pas pour grand-chose !
— Je mentirais, si j’affirmais que tout désigne Chaemhet comme le meurtrier.
— Admets néanmoins que de fortes présomptions pèsent contre lui ! Comprends-moi, Huy : ton ami est condamné quoi qu’il advienne. Je tiens simplement à m’assurer qu’aucun autre criminel ne rôde autour de mon palais. Déjà les langues vont bon train, poursuivit Ay d’un air troublé. La nouvelle de ces fâcheux événements parviendra à Horemheb, qui arguera d’une menace à notre sécurité…
— Il est trop loin, objecta Kenna, et la guerre le retient.
— C’est une bien triste époque, que celle où l’on est reconnaissant à ses ennemis de retenir son propre général en chef loin de la capitale ! Non, Huy, admets-le : Chaemhet a perpétré ces deux meurtres.
— Pourquoi faut-il que je le confirme ?
— Parce que tu es un homme intelligent, auquel j’accorde le privilège de parler librement.
— Cela m’est impossible. Je ne puis aller contre mes convictions.
— Dehors ! »
Huy reculait pour sortir, quand Ay se ravisa :
« Non, attends. Kenna m’a appris que tu désires repousser ta tournée d’inspection dans les mines de turquoises.
— Il est vrai.
— Pour quelle raison ?
— Des raisons… familiales, répondit le scribe, marquant une légère hésitation.
— Tu fourres encore ton nez là où tu ne devrais pas ! Cette permission t’est refusée. Tu partiras d’ici à la fin de la semaine, et je ne souhaite pas te revoir avant soixante jours. Kenna te précisera la date où tu dois te présenter devant moi avec un rapport complet, incluant le détail des comptes. Maintenant, hors de ma vue ! »
Huy sortit à reculons, comme le voulait l’étiquette. Dès qu’il eut passé la porte, il regagna rapidement son bureau, où il pourrait s’accorder quelques instants de réflexion avant de se consacrer aux préparatifs du départ. Il s’en voulait terriblement de s’être dressé contre Ay, s’ôtant ainsi toute chance d’éviter ce voyage importun alors qu’enfin apparaissait une piste. Comme si tous ces motifs de frustration ne suffisaient pas, sa mauvaise humeur s’était communiquée à Psaro, qui arborait une mine maussade.
Il ne restait à Huy qu’à se résigner une fois de plus, à refréner son irritation et à prier Horus et Bès que rien de fâcheux n’arrivât en son absence. Mais toute prière était futile, il le savait. Il redoutait le châtiment que le roi réservait à Chaemhet et ne doutait pas que son ami serait pris. Ni la nature ni l’expérience ne l’avaient prédisposé à survivre loin des conforts de la cour. Peut-être n’avait-il même pas franchi l’enceinte.
Les preuves contre Chaemhet étaient accablantes et sa fuite ne faisait qu’aggraver son cas. Dès que la jeune princesse eut alerté le Directeur du Harem du Sud, qui, à son tour, avait dépêché un messager à Kenna, Ay avait mis ses Mézai sur l’enquête. C’étaient les meilleurs policiers de la Terre Noire, mais leurs talents étaient mal employés. Huy avait déjà soumis plusieurs plans à Ay par le passé afin d’améliorer leur formation, qui laissait grandement à désirer. Toutefois, il put lire le rapport qu’ils venaient d’adresser à Kenna, car celui-ci n’hésita pas à le lui montrer, et jugea pour une fois qu’ils avaient mené les investigations avec rigueur et minutie.
Assis à son bureau, le scribe s’efforça de reconstituer les événements décrits par le rapport, mais la chaleur étouffante l’empêchait de se concentrer. Il demanda donc à son secrétaire de rassembler les documents nécessaires à sa mission, puis sortit pour se promener sans but, au long des rues. L’atmosphère de la cité changeait de manière presque imperceptible. Après les moissons viendrait une brève période de vacances.
Comme toujours, Huy se trouva attiré irrésistiblement par le Fleuve. Il suivit un chemin de halage à travers les champs où quelques ouvriers fauchaient du lin, et aperçut un vieux banc en bois. Après en avoir enlevé le sable et la poussière, il s’assit avec circonspection puis, constatant que le siège résistait sous son poids, appuya son menton sur ses mains et se perdit dans la contemplation du courant.
La jeune concubine avait découvert Teyé à l’aube. Le meurtrier avait agi en silence, car elle n’avait rien entendu pendant la nuit, bien qu’elle dormît très peu et occupât la chambre voisine.
« Que s’est-il passé quand tu es entrée ? lui avaient demandé les Mézai.
— J’ai pensé : « Elle est morte. »
— Comment le savais-tu ?
— Je l’ai regardée et j’ai vu que son esprit avait quitté son corps. J’ai senti son souffle sur moi.
— As-tu remarqué un détail anormal, dans la pièce ?
— Non, rien.
— Tu étais seule ?
— Au début, oui.
— Comment cela, au début ?
— Après, Roya est venue. »
En lisant ce témoignage, ces mots sans vie tracés sur le papier, Huy avait tenté d’imaginer le ton de la jeune fille, le sens qu’elle avait insufflé à chacune de ses paroles. Il rageait de n’avoir pu l’interroger personnellement, mais il ne se faisait pas d’illusion. Il n’en aurait sans doute rien tiré de plus que les Mézai.
Il émergea brièvement de ses réflexions et reprit conscience du Fleuve, nonchalant sauf durant ses changements saisonniers, rarement furieux, mais toujours indifférent aux créatures minuscules qui s’accrochaient à ses berges et dont la survie dépendait de lui.
Huy se prit à songer à Roya… Une naine, avait dit la princesse. Rien d’inhabituel à cela. De nombreux nains résidaient dans le quartier palatial. Mais celle-ci avait aimé Teyé.
Le capitaine mézai avait interdit à ses hommes d’entrer dans la chambre avant l’arrivée du médecin, appelé de toute urgence de la Maison de Vie. D’après le rapport, le praticien avait ôté l’arme délicatement. Pas une goutte de sang n’avait suinté de la blessure, elle-même à peine distincte. Le corps ne présentait aucune autre marque, ni ecchymose ni contusion. Deux hypothèses étaient possibles : soit la victime était debout au moment où le poignard l’avait frappée et elle était tombée à la renverse sur son lit, soit elle était couchée ou assise, et avait à moitié glissé à terre dans son agonie. Elle n’avait pas opposé de résistance ; ses vêtements, remontés sur sa peau avant que le coup fût assené, n’étaient ni en désordre, ni déchirés, ni souillés.
Les lettres étaient dissimulées au fond d’un coffret à bijoux. Toutes étaient signées de Chaemhet. Pour la plupart, de simples messages fixant rendez-vous, mais rédigés avec une fébrilité qui trahissait le but de ces rencontres. Le capitaine avait veillé à ce qu’aucun de ses hommes ne pût les lire et les avait remises en main propre à Kenna. Le Scribe Royal avait appris à Huy, en toute confidence, que la cinquième de ces missives exprimait une passion brûlante. L’écriture, comme dans les quatre autres, était manifestement de la main de Chaemhet.
Quelqu’un avait forcé le coffret et jeté pêle-mêle les colliers et les boucles d’oreilles qu’il contenait, sans toutefois découvrir le double fond. Les tiroirs avaient été fouillés, sans violence, en une recherche rapide et silencieuse. On ne pouvait certifier qu’il ne manquait rien, cependant plusieurs objets de valeur étaient restés en place. En dirigeant les recherches, le capitaine avait découvert la preuve déterminante : par terre, entre le mur et le pied de la table, un petit sceau en pierre portant le nom de Chaemhet.
Faute de trouver Roya, on n’avait pu l’interroger. La jeune concubine l’avait quittée pour courir chercher de l’aide. À son retour, Roya avait disparu et depuis nul ne l’avait revue. Son intimité avec Teyé n’étant pas un secret, certains affirmaient que la douleur l’avait rendue folle. Les recherches entreprises pour la retrouver avaient été bien vite abandonnées. L’innocence de Roya ne faisait aucun doute et son témoignage ne pouvait apporter plus de lumière que celui de la princesse. D’ailleurs, les Mézai avaient réuni plus de preuves qu’il n’en fallait. L’ordre d’arrestation fut rédigé et cacheté du sceau royal. Toutefois, on ne put empêcher des fuites ; la nouvelle se répandit et, le temps d’arriver chez Chaemhet, les officiers ne trouvèrent plus que Mia, affolée.
Huy retourna à contrecœur aux Archives Culturelles, cherchant toujours en vain un prétexte pour éviter ce maudit voyage. En pénétrant dans son bureau, il vit que son secrétaire y avait déposé un monceau de papyrus. Il s’approcha des rouleaux et les regarda sans y toucher. Tout cela attendrait. Huy demanderait des copies des documents essentiels afin de les emporter avec lui. Le voyage serait long.
Les jours suivants s’écoulèrent en préparatifs qu’il accomplit dans un état second. Il avait tenté de retrouver Roya, questionnant ses vieilles connaissances du quartier du port ; malheureusement, le temps lui était compté. Le seul bienfait de cette situation était qu’à l’approche du départ toute tension entre Senséneb et lui avait disparu.
Personne n’avait de nouvelle de Roya. On ne la connaissait ni dans les bordels ni du côté des quais. Avait-elle quitté la cité ? C’était improbable. Peut-être, alors, s’était-elle noyée dans le Fleuve. La seule chose de sûr, c’était qu’elle avait disparu comme si elle n’avait jamais existé.
L’avant-veille de son départ, après une dernière tournée de visites et d’interrogatoires infructueux, à force de traîner vers le port Huy se retrouva tout près de son ancien logis, où il avait vécu avant de rencontrer Senséneb. Il eut envie de le revoir et s’aperçut avec stupeur qu’il devait réfléchir pour s’en rappeler le chemin. Alors qu’il hésitait, immobile, un homme sortit des ténèbres et lui effleura le bras. Non sans surprise, Huy reconnut le serviteur de Chaemhet.
« Pardonne-moi, scribe Huy.
— Qu’y a-t-il, Imbou ?
— Si tu veux bien me suivre… »
Sans attendre davantage, Imbou repartit le long de la place en évitant les terrasses des deux tavernes encore ouvertes, où luisait la lumière sourde des lampes à huile. Aucun des quelques clients qui y étaient attablés ne leur prêta attention. Les mouvements d’Imbou étaient tellement silencieux et discrets que Huy, qui tentait de l’imiter, avait l’impression de suivre une ombre.
Ils plongèrent dans une des venelles obscures qui s’éloignaient du port. Huy la reconnut et se rendit compte qu’ils allaient passer devant son ancienne demeure. Et soudain il la vit, au coin de cette petite place où quatre rues se rejoignaient. De la lumière filtrait sous la porte, mais il n’avait pas le temps de s’attarder et dut se contenter de ce simple coup d’œil.
Imbou accéléra le pas. Les rues montaient de plus en plus et Huy commençait à perdre le souffle. Alors le serviteur s’arrêta brusquement devant un mur envahi de vigne vierge, dont les branches enchevêtrées jetaient sur leur visage une ombre plus dense.
Ils se trouvaient sur une placette, ou plus exactement une sorte d’élargissement de la rue d’où ils venaient de déboucher. En face d’eux, une porte massive surmontée d’une arcade donnait sans doute sur une cour intérieure. Imbou demeurait sur le qui-vive, mais le silence était omniprésent.
« Viens », enjoignit-il au scribe.
Le serviteur traversa la rue d’un mouvement souple et rapide. Huy le rejoignit sous l’arcade et s’appuya contre le montant de bois tandis qu’Imbou ouvrait la porte sans bruit.
La cour était minuscule. Au-dessus de leur tête, une coursive en bois branlante longeait le premier étage, où le mur était percé de petites fenêtres. Imbou s’approchait déjà de l’échelle permettant d’y accéder. Huy lui emboîta le pas et suivit la coursive jusqu’à une porte, qu’Imbou ouvrit sans frapper. Il fit entrer Huy un peu trop énergiquement à son goût et referma la porte.
Le scribe attendit quelques secondes afin de reprendre haleine pendant que ses yeux s’accoutumaient à la pénombre. Il savait qu’il n’avait rien à craindre. C’était heureux, car depuis longtemps il s’était séparé du coutelas de bronze qui ne le quittait pas à l’époque où il exerçait son ancien métier.
Une longue fenêtre donnait vue sur le Fleuve, miroitant au clair de lune par-delà les toits. Huy commençait à distinguer l’intérieur de la pièce, meublée avec simplicité. Quant à la silhouette silencieuse assise sur le lit, les mains serrées entre ses genoux, il avait depuis longtemps deviné de qui il s’agissait.
« Chaemhet…
— Je suis heureux que tu sois venu, Huy. Cela faisait des jours qu’Imbou guettait l’occasion de t’aborder discrètement. J’avais presque perdu espoir de te revoir avant ton départ.
— Tu es au courant ?
— Imbou a été mes yeux et mes oreilles.
— Peut-être lui fais-tu un peu trop confiance.
— Il serait le dernier à me trahir. Il était déjà mon serviteur quand nous étions enfants. Et si, ce que je ne puis croire, il avait été tenté d’obtenir une récompense en me livrant, il l’aurait fait depuis longtemps. Mais j’espère que je peux me fier à toi aussi.
— Est-ce toi qui as tué Teyé ?
— Non.
— Ay te croit coupable et t’accuse également du meurtre de Géoua.
— Je m’en doutais.
— Sais-tu qu’on a trouvé tes lettres, dans la chambre de Teyé ?
— Oui, dit Chaemhet avec accablement.
— Tu n’aurais pas dû lui écrire ! Les lettres sont toujours dangereuses, car elles peuvent être interprétées contre toi.
— J’étais fou de désir ! Seth m’avait fait perdre la raison.
— Es-tu retourné les chercher ?
— Non.
— As-tu envoyé Imbou ?
— Non.
— Pourtant, c’est lui qui portait tes messages au harem.
— Oui.
— Et toi, tu ne doutes pas de sa loyauté ?
— Il est aussi constant que le Fleuve. »
Mais peut-être, songea Huy, ce zélé serviteur n’aimait-il pas voir son maître creuser sa propre tombe.
« Tout était fini, soupira Chaemhet. J’avais rompu avec elle. Imbou te le confirmera. C’est ici que nous nous retrouvions… Je m’apprêtais à résilier le bail. Si je m’étais douté que je reviendrais dans cette chambre pour m’y cacher ! Je ne puis comprendre comment tout cela s’est retourné contre moi ! »
Il baissa la tête, secoué de violents sanglots, mais les yeux secs. Huy s’assit auprès de lui et passa son bras autour de ses épaules. Plein de pitié, il regarda le pagne en lin fin, sali et fripé, les élégantes sandales de cuir poussiéreuses et éraflées, les ongles des orteils cassés. Chaemhet ne s’était pas rasé et dégageait une aigre odeur de sueur.
« As-tu une lampe, ici ?
— Oui, mais j’hésite à m’en servir.
— Tu crains d’être reconnu par les voisins ?
— Ils ignorent qui je suis.
— Et le propriétaire ?
— Il ne réside pas ici.
— Allumons, alors. »
Huy fit du feu. Il restait peu d’huile dans la lampe, aussi baissa-t-il la mèche afin de l’économiser. Chaemhet aurait grand besoin de lumière pour se réconforter lorsqu’il serait à nouveau seul.
« Comment aurais-je pu imaginer que je finirais ainsi ?
— Il existe sûrement une issue !
— J’en doute.
— Alors pourquoi m’as-tu envoyé chercher ? »
Au lieu de répondre, Chaemhet rit avec amertume.
« Qu’y a-t-il ? s’étonna Huy.
— Je pensais à Sahourê et à la reine Giloukhipa. Quelle satisfaction pour eux !
— Tu parles sans diriger ta flèche. En quoi tes malheurs peuvent-ils leur profiter ?
— Sahourê me succédera. Il s’installera dans ma demeure et veillera à promouvoir les intérêts de la Troisième Épouse.
— Crois-tu qu’il ait cherché à te nuire ?
— Je n’irais pas jusqu’à l’affirmer, mais sa jalousie sera assouvie. »
Huy resta pensif.
« Chaemhet, si tu l’as tuée, tu dois me le dire.
— Ce n’est pas moi !
— Ils ont retrouvé ton sceau, dit doucement le scribe, sans regarder son ami.
— Quoi ! Imbou ne m’en avait rien dit ! s’écria Chaemhet, atterré. Où était-il ?
— Par terre, au pied de la table. Tu as dû le faire tomber sans y prendre garde.
— Je ne suis jamais entré dans la chambre de Teyé, sauf une fois, voici très longtemps !
— As-tu perdu un sceau ?
— Il s’est passé tant de choses… Je crois bien qu’il m’en manquait un.
— Quand ?
— Je ne sais plus. Ces petits objets s’égarent si facilement !
— À quoi ressemble celui auquel tu penses ?
— C’est une pierre noire. »
Huy soupira. Chaemhet était très naïf ou jouait très bien la comédie, l’un n’excluant pas l’autre.
« Cela correspond à ce qu’ils ont trouvé ?
— Tout juste.
— Quelqu’un me l’a volé, dit Chaemhet en se levant, affolé. Qui ?
— Où était-il, la dernière fois que tu l’as vu ?
— Je ne sais pas ! Chez moi, ou à mon bureau de la Deuxième Maison. Je ne m’en servais pas fréquemment. »
Il se tourna vers Huy, qui était resté assis sur le lit, et l’empoigna par les épaules.
« Quelle importance, à présent ? Maintenant qu’ils l’ont, ils ne tarderont pas à en tirer leurs propres conclusions.
— C’est déjà fait. »
Chaemhet parcourut la pièce des yeux comme un prisonnier contemple la cellule où il vient d’être jeté.
« Comment sortir d’ici ? Ils me tueront ! Ay imaginera pour moi le pire des supplices. Aide-moi, je t’en prie ! »
Huy garda le silence.
« Je ne l’ai pas tuée, je te jure…
— Si seulement je pouvais en être sûr ! »
Chaemhet le lâcha et se tourna vers la fenêtre.
« Si tu ne me crois pas, il ne me reste qu’à me rendre. Je tâcherai d’accepter mon sort la tête haute. Mais puissé-je connaître la seconde mort à l’Occident si jamais j’ai tué des innocents ici-bas. Non, ajouta-t-il d’un ton amer, c’est elle qui m’a fait cela. Elle s’est arrangée pour que je la suive.
— Que dis-tu ?
— Rien, je n’ai rien dit. Va-t’en.
— Pas encore. Explique-moi de quoi tu parlais. »
Chaemhet se pencha sur le lit et ramassa sa bourse, dont il sortit un mince rouleau de papyrus.
« Voici la dernière lettre que Teyé m’a envoyée. Je l’ai trouvée à mon bureau, dans le coffre-fort du mur, comme pour l’or.
— Comment est-elle arrivée là-bas ?
— Teyé parlait avec les démons. »
Huy garda la lettre entre ses mains, la fixant sans mot dire.
« Lis. »
Lentement, le scribe déroula le papyrus. C’était une lettre d’amour, mais aussi une lettre d’adieu. Pendant qu’il la parcourait rapidement, il avait conscience des yeux de Chaemhet rivés sur lui. L’écriture ferme et nette montrait qu’il n’y avait pas l’ombre d’une hésitation dans le cœur de celle qui l’avait tracée.
Il me faut accepter, et renoncer à ces instants trop brefs que nous nous plaisions à dérober au temps. Cela me fait mal d’avoir à m’y résoudre, mais continuer à vivre sans savoir serait encore pire. Je ne peux m’empêcher de penser à tout ce que j’aurais aimé partager avec toi, et que maintenant nous ne connaîtrons jamais. C’est d’autant plus cruel que le bonheur était à portée de main. Mais je vois que tu ne m’aimes pas assez pour consentir aux sacrifices nécessaires pour vivre pleinement auprès de moi. Comme j’aurais aimé me baigner nue devant toi dans le Fleuve, et t’y entraîner avec moi ! Il m’aurait été doux de te montrer mon pays et de vivre à tes côtés dans mes collines. Mais cela ne sera pas. Le rêve est terminé ; à présent je dois me réveiller. Peut-être en est-il de même pour toi. Je prie pour que les dieux nous accordent dans les Champs d’Éarrou le bonheur que nous n’avons pas su saisir en ce monde. Mon amour pour toi ne mourra pas avec cette séparation. C’est en lui que subsiste désormais notre seul lien, et mon ka l’emportera dans l’éternité.
Huy eût été heureux d’inspirer un tel amour s’il n’en avait émané quelque chose d’étouffant. Sentant toujours le regard de son ami peser sur lui, il avoua simplement :
« Je ne sais que dire.
— Moi, je comprends tout ! déclara Chaemhet, comme sur le point d’énoncer une vérité aveuglante. Elle est partie vers les Champs d’Éarrou et veut que je l’y rejoigne. Elle a tout préparé. Après tout, pourquoi n’irais-je pas au-devant de mon destin ?
— Non ! protesta Huy. Tu as été aveugle et égoïste, mais, dès que tu en as trouvé la force, tu as rompu les chaînes qui te retenaient. Personne ne peut te blâmer.
— Néanmoins, tu doutes de mon innocence.
— Je voudrais y croire, mon ami, mais pour l’instant tout t’accuse.
— Il ne me reste plus qu’à mourir », s’affligea Chaemhet.
Avec tristesse, le scribe songea au châtiment que le pharaon réserverait à celui qui avait trahi sa confiance. Il ne se sentait pas le droit d’abandonner son compagnon et se mit à réfléchir fébrilement.
« Il y aurait bien une solution, mais tu dois te fier à moi », dit-il enfin.
L’espoir renaquit sur les traits de Chaemhet. Triste spectacle que le ver de l’espérance dressant sa tête hideuse ; mais, songea Huy, c’est de cette illusion que nos vies sont nourries.
« Je t’aiderai à t’enfuir. Je te donnerai de l’argent, des vêtements et je te trouverai un bateau. Tu te rendras dans un village, non loin d’ici, où tu verras une ferme. Elle est habitée par une veuve et ses enfants. Celle-ci t’hébergera et te cachera. J’ai bien connu son mari, autrefois[37]. »
Brièvement, l’image du grand et généreux Néhésy revint dans son cœur, et son front s’assombrit. Mais le temps pressait.
« Où est Imbou ? interrogea-t-il.
— Il est retourné chez moi. Mia est hors d’elle à l’idée de perdre l’appartement.
— Il doit t’accompagner, puis revenir aussitôt. Quant à moi, je ne pourrai te revoir avant mon retour.
— Je ne peux pas rester seul !
— Tu n’as pas d’autre choix. Quitte cette pièce. Avant longtemps, quelqu’un signalera ta présence aux Mézai.
— Quand dois-je partir ?
— Aux dernières heures de la nuit. J’enverrai un message à Imbou.
— Ton absence sera longue.
— C’est pourquoi nous devons gagner du temps. Là réside notre seul espoir. Si tu es innocent, nous trouverons une solution. »
Huy s’en fut peu après et rentra chez lui d’un pas vif. Il enjoignit à Psaro de transmettre un message verbal à Imbou. Toujours sensible à l’humeur de Huy, Psaro se réjouit de voir briller ses yeux.
« Tu es heureux de t’en aller, finalement ? demanda-t-il à son maître.
— Heureux, non ; mais je me sens plus léger à l’idée d’avoir pu agir concrètement avant mon départ. »
Senséneb n’était pas rentrée. Trois cas d’épidémie s’étaient déclarés dans le quartier nord de la cité et l’avaient retenue à la Maison de Vie. Huy en fut soulagé : il avait suffisamment à faire sans devoir se justifier auprès de son épouse. Il envoya un messager à la veuve de son vieil ami, Néhésy, regrettant de ne pouvoir s’y rendre lui-même. Puis il réunit des vêtements, quelques petits lingots d’or et de bronze que Chaemhet pourrait troquer à sa convenance. Il empaqueta le tout dans un sac de toile. Païestounef serait-il déjà au port ? Le scribe apprécierait grandement l’aide d’un ami. Mais il était resté en excellents termes avec plusieurs des capitaines travaillant pour Taheb, la propriétaire de la principale flotte fluviale. Un peu plus tard, il se mit donc en route vers le port, afin de négocier une place pour le fugitif.
La nuit s’annonçait longue. Tout à ses occupations, Huy n’avait nullement conscience que des yeux attentifs épiaient ses moindres gestes.
Le navire impérial leva les voiles avant l’aube, et la cité n’était plus qu’une silhouette basse sur la rive orientale du Fleuve quand le soleil se leva derrière elle. Appuyé à la balustrade à l’arrière, juste assez loin du timonier pour ne pas le gêner, Huy regarda la capitale du Sud devenir un point minuscule. Sur sa gauche, serrés le long du Fleuve, défilaient les fermes et les hameaux dont les champs nourrissaient la cité. Huy distingua celle où Chaemhet devait à présent se trouver en sûreté. Tout avait été organisé à la perfection, et même si par malheur il était découvert, la veuve de Néhésy ne serait pas inquiétée. Le fugitif se cachait dans une grange abandonnée, où il aurait pu se glisser à son insu. Les Mézai ne chercheraient pas à savoir comment il s’était procuré de l’eau et des vivres. Les nombreux puits avaient recueilli les eaux de la crue, les champs étaient encore jonchés d’épis à glaner et, non loin, se trouvaient des greniers remplis de céréales du sol au plafond. Évidemment, après soixante jours ou plus de ce régime, Chaemhet serait méconnaissable – maigre, la peau calleuse et brûlée par le soleil. Mais cette leçon lui serait peut-être profitable.
Le départ de Huy coïncidait avec le début de la longue préparation de Teyé au tombeau. Avec la grâce des dieux, il serait revenu avant la fin des soixante-dix jours requis par l’embaumement. Alors la dépouille de la défunte, séchée, éviscérée, enveloppée dans deux cents coudées de bandelettes de lin et enfermée dans un sarcophage en bois peint, accomplirait son voyage vers le Lieu de Beauté, sur l’autre rive du Fleuve. Là, elle occuperait une place d’honneur, dans un hypogée déjà taillé et enduit de plâtre, auquel ne manquaient plus que des peintures à sa mémoire. Son ka y résiderait dans l’obscurité pendant le jour, rôdant la nuit dans la cité selon son bon plaisir. Regretterait-elle encore les collines de Keftiou et le bruit du ressac ? Qui sait si l’éternité ne lui semblerait pas encore plus solitaire que ce monde où elle avait fait un si court passage ? Quelqu’un – Chaemhet ? – prierait-il pour elle ? Huy prononça dans son cœur une brève incantation : Puisse son ombre ne pas être dévorée.
La cité avait totalement disparu à l’horizon. Huy se redressa et retourna vers la proue, où Psaro offrait avec bonheur son visage au vent. Le scribe décida de ne plus penser à Chaemhet. Il n’était après tout qu’un pion entre les mains du roi, contraint d’obéir aux ordres. Cela ne l’empêcha pas d’adresser une prière muette à ses protecteurs afin que les journées passent plus vite.
Et en vérité, le séjour de Huy dans le Nord s’écoula tel un songe. Il fit ses inspections, rédigea ses rapports, fondit dans les vallées embrasées du désert et se rafraîchit dans un bras de la mer Orientale. Il était souvent trop absorbé pour penser à ce qui se passait dans la cité. Les nouvelles étaient rares. Il reçut deux lettres de Senséneb, qui faisaient mention de Chaemhet seulement pour indiquer qu’il était toujours en fuite, bien que les Mézai eussent passé la région au peigne fin. L’épidémie était enrayée. La deuxième moisson, celle des céréales mûrissant pendant la sécheresse qui désormais était sur eux, s’annonçait abondante. Une oie avait disparu et l’un des chats avait failli se noyer dans le bassin.
Quelquefois, la nuit venue, Huy songeait à Teyé, recouvrant sa beauté sous les doigts expérimentés des embaumeurs. Sous la direction du Contrôleur des Mystères, elle passerait de la tente-ibou à la maison-ouâbet, de la mort à la résurrection. Mais il était difficile, le Voyage de l’absence de l’étoile du Chien[38]. Le scribe marquerait les endroits du corps à inciser, avant que n’intervienne le trancheur, armé de sa lame en silex. Le corps serait vidé de ses organes, sauf du cœur – Puisse-t-il ne pas se lever en témoignage contre elle dans la chambre des Deux Justices –, puis rempli de tampons de lin. Alors Teyé serait prête à partir à la rencontre du batelier Makhaf et à subir l’épreuve de la Pesée du Cœur. Un jour, Huy connaîtrait le même sort. Il espérait qu’il y aurait quelqu’un pour le munir du Livre du Sortir au Jour[39], veiller à ce qu’il empruntât sans encombre la Barque de la Nuit, et nourrir son ka quand celui-ci aurait été abandonné par les sept autres Éléments. Huy avait vu trente-huit crues ; il ne pouvait guère s’attendre à beaucoup plus. Seuls les grands rois avaient atteint l’âge vénérable de cent années, et, de mémoire d’homme, nul n’était parvenu à l’idéal philosophique des cent dix ans. Peut-être cela s’était-il produit jadis, avant que les anciens monarques aient fait bâtir les Grands Tombeaux du Nord. Nombre de connaissances avaient été perdues ; parmi elles avait pu disparaître ce savoir.
Celui qui a toute la vie devant lui est comme un homme qui se rend au marché avec des biens à troquer. Il est sûr d’avoir amplement de quoi trouver son bonheur, mais, bien plus tôt qu’il n’imaginait, il a épuisé toutes ses réserves. Incrédule, il compte et recompte les cent dépenses futiles qu’il a accumulées et constate qu’elles correspondent, inexorablement, à la somme qu’il possédait au départ. Il voudrait repartir de zéro, mais c’est trop tard. Soixante jours, vus à leur début, semblent une éternité ; considérés à leur terme, ils paraissent avoir passé en un clin d’œil. Tandis qu’approchait le jour de son retour à la capitale, Huy pensait qu’en somme la perception du temps était erronée : l’homme accordait à sa durée une valeur toute relative. Trois saisons, et une année était passée. Mais qu’était une année ? Un seul cycle de saisons : crue, germination, sécheresse. Si peu en vérité… Certes, bien des événements pouvaient survenir, mais par minuscules poussées, comme dans une course de vitesse. Ces événements, suscités par les dieux ou par ce que l’on prenait pour un choix personnel, mettaient des années à se réaliser, donnant l’illusion d’une vie bien remplie. Néanmoins, tant d’agitation ne menait pas à grand-chose. À la fin, se retournant vers ce passé si vite écoulé, on songeait à la vanité de ce que l’on avait accompli.
Lassé du voyage, Psaro n’aspirait qu’à rentrer. Il avait déjà commencé les bagages quand arriva la troisième lettre. Elle n’était pas de Senséneb et Huy ne connaissait pas cette écriture malhabile. Sous le regard inquisiteur de son serviteur, il décacheta la missive.
Elle provenait d’Imbou, qui s’excusait avec politesse de n’avoir pas dicté son message à un scribe. J’espère que tu comprendras pourquoi quand tu liras ma nouvelle. Chaemhet vient d’être arrêté. Il ressortait clairement, d’après les éléments communiqués par le domestique, que son maître avait fait l’objet d’une dénonciation. Les Mézai avaient déjà exploré toute la région sans succès, mais cette fois ils s’étaient dirigés droit vers la grange. Ils avaient surgi aux dernières heures de la nuit. Chaemhet n’avait pas eu la moindre chance de s’enfuir. Il est épuisé et n’a pu se raser. Ses jambes sont maigres et son ventre creux. À présent, il croupissait en prison, dans le quartier palatial. Il serait jugé par un jury de grands scribes, au nombre desquels siégeraient Nakht et Sahourê, sous la présidence du roi Ay. Celui-ci avait autorisé Mia à conserver l’appartement, et Sahourê agissait en qualité d’intendant suppléant de la Deuxième Maison en attendant que la culpabilité de Chaemhet fût établie. Mais Pharaon a pris parti contre lui dans son cœur, car la rumeur court qu’il a déjà fixé le châtiment.
Jamais Huy n’avait été plus heureux de revoir la capitale du Sud, dont les parfums flottèrent à ses narines avant même qu’elle se fût détachée des basses collines sablonneuses contre lesquelles elle était bâtie. Dans les champs, un brun poussiéreux succédait au vert éclatant de la germination, et les murets de séparation commençaient à se craqueler sous la chaleur ardente de la nouvelle saison.
Les premiers jours suivant son arrivée, Huy ne sut plus où donner de la tête. Les comptes rendus devaient recevoir l’agrément de Nakht avant d’être soumis à Ay. Mais le scribe en chef des Archives Culturelles y jeta à peine un coup d’œil avant de les approuver, tant il était absorbé, comme le reste de la cité, par le procès imminent. De son côté, Huy, dont la préoccupation première avait été de s’entretenir avec son ami, constata que tous les accès de la prison lui étaient fermés. Il devrait se contenter des nouvelles fournies par Imbou et s’astreindre à la patience jusqu’à ce que le serviteur reprît contact avec lui.
Ce fut un autre domestique qui lui apporta un message laconique de Mia. Il se présenta à peine quelques heures après que le scribe fut rentré de voyage, ce qui indiquait avec quelle impatience l’épouse de Chaemhet attendait son retour. Huy répondit à son invitation sitôt qu’il en eut fini avec ses obligations officielles.
Elle le reçut seule, dans un petit salon surplombant les jardins. Malgré ses traits tirés, elle paraissait très jeune à la lumière de la lampe. Sa nervosité était flagrante, mais c’était une caractéristique que Huy avait toujours remarquée chez elle.
« Merci d’être venu si vite, commença-t-elle.
— Je suis consterné par ce qui s’est passé.
— Chaemhet en est seul responsable. »
Elle s’exprimait calmement, sans amertume, comme si sa compassion n’était pas assez vaste pour s’étendre au malheur de son époux.
« Il a agi inconsidérément, convint le scribe.
— Pour le moins.
— Il tentait depuis longtemps de rompre avec Teyé, et venait de lui signifier que tout était fini.
— J’aimerais le croire, mais…
— C’est la vérité. »
Pour la première fois, elle le regarda droit dans les yeux.
« Est-ce lui qui l’a tuée ?
— Je ne sais pas.
— Que te dit ton cœur ?
— Rien. J’erre dans le noir le plus total. »
Elle se détourna, frottant ses petites mains soigneusement manucurées. Sa coiffure, sa robe à l’élégant drapé, ses bijoux – tout était d’un goût parfait.
« Tu n’es pas l’homme idéal à qui parler lorsqu’on cherche à se rassurer.
— La vérité est préférable.
— Toujours ?
— Toujours. »
Mia garda le silence un moment, avant de s’enquérir :
« L’as-tu aidé ?
— Oui, dans la mesure de mes moyens.
— Je m’en doutais. Cela m’étonnait, qu’il parvienne si bien à se cacher. Et je suis sûre qu’Imbou l’a aidé, lui aussi.
— Je ne saurais le dire.
— Je ne lui en tiens pas rigueur, bien qu’il ait fait courir un risque à ma famille.
— Il est depuis toujours le serviteur de Chaemhet. »
Huy se sentait mal à l’aise. Mia, qui se comportait d’habitude en hôtesse irréprochable, ne lui avait pas offert la bière rouge et le pain comme le requérait la politesse la plus élémentaire. Paraissant soudain s’en rendre compte, elle s’approcha vivement d’une console fragile aux pieds sculptés en forme de pattes de lion, sur laquelle était posé du vin dont elle lui servit une coupe.
« Pardonne-moi.
— Ce n’est rien.
— J’ai l’impression de vivre un cauchemar. »
À nouveau ce décalage, cette légère inquiétude sans commune mesure avec le sort de son époux. Refusait-elle d’admettre que Chaemhet pût courir un réel danger ?
« Quels sont tes projets ? » lui demanda le scribe.
Elle soupira, comme forcée d’aborder un sujet désagréable.
« Mon père prend des dispositions afin qu’une maison soit prête à nous accueillir. Nous y vivrons retirés du monde. J’enverrai les garçons dans une autre école, dans la capitale du Nord. J’espère que, là-bas, toute cette boue ne rejaillira pas sur eux.
— Chaemhet n’a pas encore été jugé coupable. »
Elle lui lança un regard dur, plein de mépris. Puis, comme si elle craignait de l’avoir offensé, elle afficha un air de confiance éperdue. Mia ne faisait pas illusion, mais cachait cependant assez bien son jeu pour plonger Huy dans la perplexité.
« Tout ira bien, assura-t-il. Tes amis te soutiendront. Les pairs de Chaemhet ne le condamneront pas arbitrairement.
— Ce procès n’est qu’un simulacre, sous-tendu par la volonté du roi. Mais Sahourê est un ami précieux dans la détresse. Il ne votera pas contre Chaemhet. »
Surpris, Huy s’aperçut qu’elle pleurait. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues, sans qu’elle eût changé d’expression.
« Et toi, nous aideras-tu ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— Bien sûr. »
À cet instant, il sut que depuis le début il attendait ces mots-là.
« Peut-être tout n’est-il pas perdu. Si seulement on parvenait à démontrer son innocence… »
Le scribe répugnait à lui donner espoir. Pourtant, Mia paraissait largement de taille à supporter la vérité, en dépit de ses réserves.
« Il reste bien peu de chances. »
Huy sentait obscurément que la clef du mystère était liée à Roya. Mais où la trouver ? Et quelle certitude avait-il qu’elle savait réellement quelque chose ? Il s’accrochait à un fétu de paille.
« Mia, connais-tu la peine réservée à ton époux, s’il est inculpé ?
— J’ai eu vent de certaines rumeurs. »
Machinalement, elle caressa le haut dossier d’un fauteuil.
« Le procès débute après-demain. Dans dix jours, Teyé sera inhumée. Si Chaemhet est déclaré coupable, il sera enfermé vivant avec elle, pour servir et apaiser son ka. »
Un lourd silence s’installa. Sous le choc, Huy imagina Chaemhet, abandonné dans les ténèbres glacées du tombeau. Lui laisserait-on de la lumière ? Les dieux permettraient-ils que, par quelque fissure, l’air entre en suffisance afin qu’il pût respirer ? Combien de temps survivait-on, emmuré ? Résisterait-il à la tentation de dévorer les mets destinés au ka de son ancienne maîtresse ?
« Ce n’est pas possible…
— Telles sont les rumeurs », répondit Mia, fataliste.
Ce châtiment s’accordait en effet à l’imagination du roi. Contrairement à Horemheb, qui, sans état d’âme, faisait appel aux pires tortionnaires pour parvenir à ses fins, Ay avait horreur de la violence. Toutefois, il savait se montrer cruel quand cela s’avérait opportun. Et lorsqu’il y était résolu, il frappait implacablement.
« As-tu toujours l’amulette ? interrogea Mia.
— Oui.
— Détruis-la. »